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Dirigeants, méfiez-vous du fisc

La rémunération des dirigeants constitue un univers étrange, régi par des règles relevant à la fois du droit des sociétés, du droit du travail, du droit des valeurs mobilières et du droit fiscal, mais qui ne sont pas bien définies, ne tiennent pas compte de la mondialisation ni des nouvelles pressions exercées par l’évolution de la société et ne favorisent pas la conformité des mécanismes de rémunération.

Essentiellement, les mécanismes de rémunération des dirigeants se divisent en deux grandes catégories et doivent suivre les règles pertinentes : celles qui régissent les conventions d’émission de titres en faveur d’employés, comme dans le cas des régimes d’achat d’actions[1], et celles qui s’appliquent en l’absence de telles conventions. Dans le second cas, l’employeur veut généralement éviter que sa structure de rémunération sans émission de titres soit assimilée à une entente d’échelonnement du traitement. Les quelques règles fiscales permettant d’éviter cette caractérisation sont mal rédigées et largement tributaires de l’interprétation de l’Agence du revenu du Canada (ARC). Les employeurs qui souhaitent encourager leurs cadres supérieurs doivent donc faire appel à des professionnels en la matière qui, à la merci des prises de position de l’ARC, doivent continuellement passer au crible et étudier les décisions de l’Agence et parfois lui demander des décisions anticipées en matière d’impôt sur le revenu (les « décisions »)[2] – un processus qui est coûteux.

Deux prises de position récentes de l’ARC illustrent la précarité de structures courantes de rémunération des dirigeants.

Convertir ou ne pas convertir, telle est la question

L’alinéa 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) définit une entente d’échelonnement du traitement comme suit :

« régime ou mécanisme… qui donne à une personne, au cours d’une année d’imposition, le droit de recevoir un montant après l’année, droit dont il est raisonnable de considérer que l’existence ou la création a, entre autres principaux objets, celui de reporter l’impôt payable… sur un montant lui revenant au titre d’un salaire ou traitement pour des services qu’il a rendus au cours de l’année ou d’une année d’imposition antérieure… »

Les exemptions sont énumérées dans la suite de la définition, les deux plus couramment invoquées étant prévues aux paragraphes k) et l). Le paragraphe k) stipule que ne sont pas des ententes d’échelonnement du traitement :

« les régimes ou mécanismes en vertu desquels des contribuables ont le droit de recevoir une gratification ou un paiement analogue, payable dans les trois ans suivant la fin d’une année d’imposition, pour des services qu’ils ont rendus au cours de cette année; »

Bien qu’il existe d’autres types de régimes conçus pour bénéficier de l’exemption prévue au paragraphe k), l’un des plus courants est le régime « d’unités d’actions subalternes » (UAS). En vertu des régimes d’UAS, le paiement éventuel à l’employé tient compte de la juste valeur marchande des actions de l’employeur.

Le paragraphe l) fait référence aux « régimes ou mécanismes visés par règlement ». Ceux-ci sont énoncés à l’article 6801 du Règlement de l’impôt sur le revenu, dont l’alinéa d) mentionne un régime ou mécanisme selon lequel les montants à recevoir sont reçus après la date de la perte d’emploi de l’employé et au plus tard à la fin de l’année civile qui suit cette date et qui prévoit que le total de tous les montants à recevoir est fonction de la juste valeur marchande des actions du capital-actions de l’employeur (ces mécanismes étant limités aux employeurs qui sont des sociétés). Les régimes conçus pour bénéficier de cette exonération sont généralement appelés des régimes « d’unités d’actions différées » (UAD).

Il y a quelques années, l’ARC a statué que les UAS pouvaient être converties en UAD sans que cela enfreigne les règles relatives aux ententes d’échelonnement du traitement. Par exemple, dans la décision 2005-0144541R3, l’employeur proposait d’accorder aux participants d’un régime d’UAS le droit irrévocable d’échanger leurs unités d’actions subalternes contre un nombre équivalent d’unités d’actions différées avant la date d’acquisition des UAS. Les UAS seraient alors annulées et remplacées, à leur date d'acquisition initiale ou après cette date, par autant d’UAD[3]. On présume que la théorie sous-jacente de ce droit de conversion était de donner aux employés une plus grande souplesse tout en respectant l’esprit de la loi, sinon son libellé (puisque les règles n’autorisent pas explicitement ce type de conversion).

Un certain nombre d’employeurs se sont fiés à ces décisions et ont structuré leurs régimes d’UAS et d’UAD avec une option de conversion sans solliciter une décision particulière. Toutefois, lors de la table ronde fédérale du congrès annuel de 2015 de la Fondation canadienne de fiscalité, l’ARC est revenue sur sa position, comme en fait foi cette déclaration :

« Une conversion des droits accordés par un régime de gratification payable dans les trois ans en droits au titre d’un régime d’UAD, ou vice versa, ne satisfait ni aux conditions du paragraphe k) de la définition d’entente d’échelonnement du traitement ou du paragraphe 6801d). Dans ces circonstances, la conversion des droits prévus par un régime de gratification payable dans les trois ans pourrait effectivement autoriser le paiement d’un montant après la troisième année civile, et celle des droits au titre d’un régime d’UAD, le paiement d’un montant avant la date de décès, de retraite ou de cessation d’emploi. Nous sommes donc d’avis que ces dispositions n’autorisent pas les régimes visant à accorder à un contribuable la possibilité de convertir ultérieurement ses droits visés par le paragraphe k) en droits visés par le paragraphe 6801d) ou vice versa. Par conséquent, les modalités d’un régime ne peuvent en aucune circonstance accorder de droits de conversion à un contribuable[4]. » [traduction]

En d’autres termes, l’ARC interprète maintenant les conversions comme des moyens de reporter la date de paiement des UAS au-delà de la période prescrite de trois ans et à payer les UAD avant la cessation d’emploi.

L’ARC a depuis entrepris de révoquer ses décisions sur les conversions à l’égard des unités non créditées à la date de sa lettre de révocation envoyée aux employeurs concernés. En ce qui a trait aux conversions pour lesquelles une décision n’a pas été demandée, l’ARC a indiqué qu’elle continuera d’appliquer les positions prises dans ses décisions à toutes les unités créditées le ou avant le 24 novembre 2015.

Les unités supplémentaires à l’égard des dividendes seront-elles aussi mises en question?

Une mystérieuse interprétation technique récemment parue remet en question une pratique courante qui consiste à accorder, aux termes de régimes d’UAS, un « droit à des équivalents de dividendes[5] ». Ce droit est habituellement structuré de manière à ce que des UAS additionnelles, d’une valeur équivalant aux dividendes versés en espèces sur les actions sous-jacentes, soient portées au crédit du compte d’un participant chaque fois que des dividendes en espèces sont effectivement versés sur les actions.

Puisque le document n’est qu’une interprétation technique, la situation ayant donné lieu à la demande n’est pas claire. En particulier, l’interprétation technique porte sur un régime d’UAS qui accorde aux employés le droit de recevoir des actions, alors que les équivalents de dividendes sont versés en espèces[6]. Qu’il s’agisse d’une entente d’émission d’actions ou non, la position de l’ARC met en jeu les deux types de structures :

« Les mécanismes visant à créditer aux employés des équivalents de dividendes et à les leur payer en espèces à la date d’acquisition ne sont pas, à notre avis, exclus de la définition d’entente d’échelonnement du traitement en vertu des exemptions prévues aux paragraphes a) à l). En particulier, le paragraphe k) de cette définition ne s’applique pas, puisque le paiement d’équivalents de dividendes ne se rapporte pas au droit d’un employé à une gratification ou à un paiement analogue. Les paiements en espèces d’équivalents de dividendes ne tombent pas non plus sous le coup de l’article 7 de la Loi. Par conséquent, les paiements en espèces d’équivalents de dividendes à l’égard d’UAS acquises par un employé peuvent être assimilés à une entente d’échelonnement du traitement, lorsque l’un des principaux objectifs de la création de ces équivalents de dividendes est le report de l’impôt payable. Une telle détermination devrait être fondée sur les faits. » [traduction]

Cette position inattendue va à l’encontre de nombreux régimes d’UAS[7]. Elle est également nébuleuse, car rien n’indique si un droit à des équivalents de dividendes payé en même temps que le versement des dividendes aux actionnaires plutôt qu’au règlement des UAS constitue ou non une entente d’échelonnement du traitement. Les régimes d’UAS n’accordent pas de droit à des équivalents de dividendes dans le but de reporter l’impôt sur le revenu, mais pour que la position économique du participant au moment du paiement soit celle d’un détenteur d’actions depuis la date d’attribution des UAS.

Toutefois, le test fondé sur le critère du « principal objectif », qui s’appuie sur la définition d’entente d’échelonnement du traitement, demeurera subordonné à la détermination de l’ARC à l’égard des équivalents de dividendes comme ententes d’échelonnement du traitement tant qu’elle n’aura pas été contestée avec succès devant les tribunaux – et encore, une décision judiciaire serait fondée sur les faits en question. Dans tous les cas, les promoteurs de régimes d’UAS ne sont généralement pas enclins à affronter les autorités fiscales, surtout sur la question d’un régime de rémunération des dirigeants.

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Même une décision favorable ne garantit pas la justesse d’une interprétation des règles fiscales. On aurait pu trouver du réconfort dans les décisions de l’ARC favorables aux régimes d’UAS accordant des équivalents de dividendes, mais aussi dans la décision sur les conversions. Or, la seule consolation que peut procurer la révocation de la décision sur les conversions est que l’ARC a fait connaître publiquement sa nouvelle position, heureusement sans effet sur les conversions antérieures. Si l’Agence devait changer son fusil d’épaule à l’égard des droits à des équivalents de dividendes, on peut s’attendre à ce qu’elle le fasse savoir de la même manière. Les promoteurs de régimes d’UAS, actuels et futurs, accordant de tels droits doivent donc demeurer vigilants et prêts à en revoir les dispositions si jamais le vent tourne.

N’hésitez pas à communiquer avec Lorraine Allard, au 416-601-7948, ou avec un membre du groupe Régimes de retraite, avantages sociaux et rémunération des dirigeants pour toute question sur la rémunération des cadres supérieurs ou sur d’autres aspects des régimes de retraite ou d’avantages sociaux.

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[1]Ces régimes sont régis par l’article 7 de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada).

[2]Les décisions et les interprétations techniques expurgées de l’ARC sont accessibles au public.

[3]Voir aussi les décisions 2003-0044483, 2004-0088601R3 et 2006-0210171R3.

[4]Voir le document 2015-0610801C6.

[5]Voir le document 2014-0526941E5.

[6]Même s’il est possible de structurer un régime d’UAS pour régler en actions plutôt qu’en espèces les attributions des employés au titre du régime, en général, les régimes d’UAS paient en espèces et ceux qui effectuent le règlement en actions sont structurés de manière à ne pas être assimilés à des ententes d’émission d’actions.

[7]La plupart des régimes d’UAS concernés par la décision sur les conversions ainsi que par d’autres décisions anticipées et interprétations techniques portant sur différents aspects fiscaux prévoient des droits à des équivalents de dividendes.