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L’affaire Bixi : l’ajournement d’une réclamation relative à des capitaux propres fondée sur un prêt garanti déclaré nul

Dans son arrêt Syndic de Société de vélo en libre-service, 2023 QCCA 368 du 20 mars 2023, la Cour d’appel du Québec aborde l’examen par le syndic d’une preuve de réclamation soumise en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI) faisant valoir une réclamation en restitution née d’un prêt garanti préalablement déclaré nul par les tribunaux. En plus de trancher que la nullité de la transaction ne relève pas le syndic de son devoir d’examiner les circonstances de la transaction, la Cour d’appel ajourne la réclamation parce qu’elle constitue dans les faits une réclamation relative à des capitaux propres et décide qu’une réclamation née d’une transaction conclue en violation d’une loi d’ordre public peut être ajournée par le syndic en vertu du paragraphe 137(1) LFI.

Contexte : le prêt garanti de la Ville à Bixi est déclaré nul par la Cour d’appel

En 2019, la Cour d’appel décide qu’un prêt consenti par Ville de Montréal en 2011 à Société de Vélo en libre-service (Bixi) et l'hypothèque le garantissant sont nuls, puisque conclus en contravention de l’interdiction pour une municipalité de prêter de l’argent à un établissement commercial prévue à la Loi sur l’interdiction de subventions municipales (la Décision de 2019). Ce faisant, la Ville doit remettre au syndic de Bixi la valeur des biens de Bixi qu’elle a pris en paiement. En contrepartie, la Cour déclare dans le dispositif de son jugement que la Ville « est créancière pour le solde dû à la date de la prise en paiement […] et peut déposer une réclamation au syndic de faillite ».

La Ville produit par la suite une preuve de réclamation (la Réclamation) auprès du syndic sur la base de la Décision de 2019. À l’issue de son examen de la Réclamation, le syndic l’ajourne aux motifs que :  

  • la Réclamation est une réclamation relative à des capitaux propres devant être ajournée en vertu de l'article 140.1 LFI car notamment la Ville est intervenue pour financer les activités de Bixi à un moment où cette dernière ne pouvait trouver d’autres sources de financement et la Ville n’avait aucune attente raisonnable d’être remboursée; et
  • la Ville a un lien de dépendance avec Bixi lorsqu’elle conclut les transactions fondant la Réclamation et ces transactions ne peuvent être considérées comme étant régulières au sens du paragraphe 137(1) LFI puisqu’elles sont conclues en violation d’une disposition d’ordre public.

Insatisfaite de la décision du syndic, la Ville porte cette dernière en appel devant la Cour supérieure, qui accueille l’appel. La Cour supérieure accepte deux arguments de la Ville. D’une part, puisque l’effet de la nullité du prêt et de l’hypothèque est que ces actes sont réputés n’avoir jamais existé, le syndic ne peut se fonder sur les circonstances entourant ces actes pour ajourner la Réclamation. D’autre part, la Cour d’appel a déjà décidé du rang de la Réclamation dans la Décision de 2019, puisqu’elle mentionne à ses motifs que la Réclamation « sera traitée pari passu avec les autres créanciers de la faillite. »

Le syndic porte cette décision de la Cour supérieure en appel et demande une permission d’appeler de bene esse de cette décision. Dans son arrêt du 20 mars 2023, la Cour d’appel accueille l’appel du syndic et confirme l’ajournement de la Réclamation. Cet arrêt est intéressant à plusieurs égards.

L’examen d’une preuve de réclamation est un devoir fondamental du syndic

Alors que la Ville présente en appel deux arguments pour soutenir sa prétention que le syndic ne peut ajourner la Réclamation, la Cour d’appel consacre le devoir fondamental d’un syndic de statuer sur la validité, le montant et le rang des preuves de réclamation en vertu du paragraphe 135(1) LFI. Cette disposition prévoit en effet que « [l]e syndic examine chaque preuve de réclamation ou de garantie produite, ainsi que leurs motifs ».

Premièrement, selon la Ville, le syndic ne peut ajourner la Réclamation car la Cour d’appel dans la Décision de 2019 mentionne dans les motifs de son jugement que toute telle réclamation « sera traitée pari passu avec les autres créanciers de la faillite. » La Ville en tire l’argument que la Cour d’appel a déjà statué sur le rang de la Réclamation.

La Cour d’appel ne retient pas cet argument dans sa décision de 2023. En effet, au moment de la Décision de 2019, aucune preuve de réclamation n’est déposée. La Cour d’appel ne peut donc avoir statué sur le rang d’une preuve de réclamation qui n’existe pas. De plus, pour la Cour d’appel, l’utilisation des termes pari passu signifie que la Ville est traitée comme tout autre créancier et peut produire une preuve de réclamation dans la faillite de Bixi, comme elle n’a plus de préférence vu la nullité de son hypothèque.

Deuxièmement, la Ville prétend que puisque l’effet de la nullité du prêt et de l’hypothèque est que ces actes sont réputés n’avoir jamais existé de sorte que le syndic ne peut se fonder sur les circonstances entourant ces actes pour ajourner la Réclamation. La Cour d’appel n’est pas de cet avis : bien que des actes annulés soient réputés n’avoir jamais existés, ils demeurent des faits juridiques que le syndic doit considérer dans l’analyse d’une preuve de réclamation.

L’ajournement d’une réclamation relative à des capitaux propres

L’article 140.1 LFI prévoit que le créancier qui a une réclamation relative à des capitaux propres, notamment une réclamation pour un remboursement de capital, n’a pas droit à un dividende à cet égard avant que toutes les réclamations qui ne sont pas des réclamations relatives à des capitaux propres aient été satisfaites. La Cour d’appel énonce que pour déterminer si une transaction est un apport en capital plutôt qu’un prêt et donc si la réclamation qui en découle est une réclamation relative à des capitaux propres, il faut centrer l’analyse sur les circonstances entourant le prêt allégué et sur l’intention réelle des parties plutôt que les termes exprès d’un contrat, en particulier lorsque les parties ont un lien de dépendance.

En l’espèce, les circonstances entourant la conclusion en 2011 du contrat de prêt de 37 millions $ entre la Ville et Bixi permettent au syndic et à la Cour d’appel de conclure que ce prêt allégué a toutes les caractéristiques d’un apport en capital par l’actionnaire unique ou l’alter ego de Bixi :

  • Bixi exécute le projet de vélo-partage de la Ville pour le compte de cette dernière;
  • le projet de Bixi est mis sur pied par la Ville;
  • la Ville admet avoir un lien de dépendance avec Bixi séance tenante en Cour supérieure;
  • la Ville ne s’attend pas à ce que Bixi puisse un jour rembourser les sommes qu’elle lui a avancé;
  • le trésorier de la Ville est également membre du conseil d’administration de Bixi de 2001 à 2013 et est largement impliqué dans son financement; et
  • les états financiers consolidés de la Ville comprennent ceux de Bixi en tant qu’entité sous son contrôle.

Par ailleurs, la Cour d’appel voit dans le fait qu’aucun prêteur ne voulait financer les activités de Bixi en 2011 un indice révélateur que le prêt allégué est plutôt un apport en capital.

La Cour d’appel reconnait que le simple fait qu’un actionnaire unique avance des fonds à une filiale ou une société dont il est l’alter ego ne constitue pas en soi un apport en capital. Toutefois, les circonstances décrites ci-dessus, prises dans leur ensemble, démontre le caractère raisonnable de la conclusion du syndic que le prêt est en substance un apport en capital.

L’ajournement d’une réclamation née d’une transaction irrégulière

Rappelons que le paragraphe 137(1) LFI prévoit que le créancier qui, avant la faillite du débiteur, conclut une transaction avec celui-ci alors qu’il existait un lien de dépendance entre eux n’a pas droit de réclamer un dividende relativement à une réclamation née de cette transaction jusqu’à ce que toutes les réclamations des autres créanciers aient été satisfaites, sauf si la transaction était, de l’avis du syndic ou du tribunal, une transaction régulière. La Cour d’appel retient l’interprétation du syndic selon laquelle une réclamation née d’une transaction conclue en violation d’une loi d’ordre public, en l’espèce la Loi sur l’interdiction de subventions municipales, n’est pas régulière au sens de cette disposition.

Le deuxième critère se dégageant du paragraphe 137(1) LFI est que le créancier doit avoir conclu une transaction avec le failli alors qu’il existait un lien de dépendance entre eux. Selon la preuve décrite plus haut, la Cour d’appel conclut à l’instar du syndic qu’un tel lien de dépendance existe entre Bixi et la Ville au moment de la transaction de 2011.

Droit d’appel du syndic

La Cour d’appel rejette la demande de permission d’appeler du syndic en vertu du paragraphe 193(e) LFI et décide plutôt que celui-ci détient un appel de plein droit en vertu du paragraphe 193(c) LFI, soit lorsque la valeur des biens en question dans l’appel dépasse en valeur la somme de 10 000 $. En effet, pour la Cour d’appel, si l’ajournement ou le rejet d’une preuve de réclamation peut avoir un effet d’une valeur de plus de 10 000 $ sur l’une ou l’autre des parties, l’appel est de plein droit.

Conclusion

Cet arrêt rappelle l’obligation fondamentale qui incombe aux syndics de statuer sur chaque preuve de réclamation en vertu de la LFI. Par ailleurs, aux termes de la décision de la Cour d’appel, il est clair que les faits sous-jacents à une réclamation fondée sur des contrats ou actes nuls doivent être examinés. Finalement, la Cour d’appel confirme les principes bien établis guidant les syndics dans l’évaluation d’une preuve de réclamation relative à des capitaux propres, conformément à l’article 140.1 LFI.

Le 19 mai 2023, la Ville a demandé l'autorisation d'appeler de la décision à la Cour suprême du Canada.

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