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Résumé : Sharp c. Autorité des marchés financiers

Contexte[1]

En 2017, l’Autorité des marchés financiers du Québec (l’« AMF »), organisme de réglementation du secteur financier de la province, a intenté une action contre quatre résidents de la Colombie-Britannique pour leur participation présumée à des stratagèmes transactionnels de manipulation de titres de type « gonflage et largage ». L’AMF a allégué que les défendeurs ont fait la promotion de leur société fictive et lui ont donné une « apparence » légitime au moyen de communiqués de presse trompeurs et d’autres activités de commercialisation alors que, en réalité, la société était essentiellement inactive. Ces activités ont par la suite gonflé le cours des actions de la société. Les défendeurs ont vendu leurs actions et ont réalisé un profit de plus de 2,6 millions de dollars.

Bien que les défendeurs résidaient en Colombie-Britannique, leur stratagème avait plusieurs liens avec le Québec : la société fictive était un émetteur assujetti au Québec ayant une adresse d’affaires à Montréal et avait, à un certain moment, un administrateur qui était résident du Québec, ses activités promotionnelles étaient accessibles aux résidents du Québec et quinze investisseurs du Québec ont perdu un montant combiné de 5 000 $. En raison de ce lien géographique, l’AMF a intenté son action devant le Tribunal administratif des marchés financiers (le « TAMF »), alléguant que les défendeurs ont violé la Loi sur les valeurs mobilières du Québec en influençant de façon abusive ou frauduleuse la valeur des titres et en participant sciemment à des opérations sur des titres qui ont créé un prix artificiel.

Ces incidences sur le plan de la compétence allaient constituer le point central de désaccord entre l’AMF et les défendeurs, ce qui a amené des tribunaux de divers niveaux à examiner l’applicabilité constitutionnelle du TAMF et du régime de valeurs mobilières du Québec aux résidents de l’extérieur de la province.

Cadre juridique

La compétence du TAMF pour statuer sur des questions de droit des valeurs mobilières lui est conférée en vertu de la Loi sur lAutorité des marchés financiers (la « Loi sur lAMF ») qui stipule que le TAMF peut statuer sur des questions relevant de cette loi, de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec et d’autres lois déterminées. La Loi sur l’AMF confère au TAMF la compétence pour prendre toute mesure nécessaire pour assurer le respect des deux lois mentionnées ci-dessus. Aucune des deux lois ne traite expressément de la portée territoriale du TAMF.

Comme nous le verrons plus loin, le Code civil du Québec (« CCQ ») a également été considéré par les tribunaux comme une source de compétence éventuelle pour le TAMF, en particulier les dispositions relatives au droit international privé (le droit civil équivalent aux conflits de lois) à la section intitulée « De la compétence internationale des autorités du Québec ». L’accent a été plus particulièrement mis sur un article du CCQ qui précise que les autorités québécoises ont compétence à l’égard des actions d’une personne relativement aux actifs (patrimoine) lorsque la faute et le préjudice sont survenus au Québec ainsi que sur un autre article du CCQ qui permet à une autorité québécoise d’entendre un litige sans avoir compétence, pourvu que le litige présente un lien suffisant avec le Québec et qu’une procédure à l’étranger soit impossible ou ne puisse être raisonnablement exigée.

Outre les dispositions législatives, le critère du « lien réel et substantiel » ou du « lien suffisant » dans l’arrêt Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia[2] est utilisé pour examiner l’application et la portée de la législation provinciale « par l’appréciation du caractère suffisant du lien entre le ressort ayant légiféré, l’objet du texte de loi et l’individu ou l’entité que l’on cherche à régir »,[3] sous réserve des principes d’ordre et d’équité.

Historique judiciaire

L’AMF a présenté un acte introductif devant le TAMF alléguant que les défendeurs avaient contrevenu à la Loi sur les valeurs mobilières. Les défendeurs ont à leur tour contesté la compétence du TAMF à l’égard de leur cause, puisqu’ils résidaient à l’extérieur de la province. Le TAMF a rejeté les requêtes en exception déclinatoire présentées par les défendants, déclarant que le TAMF avait compétence en vertu des dispositions de la Loi sur l’AMF.

Il est important de noter que les décisions prises lors de la requête en exception déclinatoire et toutes les décisions judiciaires subséquentes n’ont pas statué sur le fond de l’affaire, mais ont demandé si l’affaire relevait de la compétence du TAMF. Il a fallu pour cela définir la portée territoriale et l’applicabilité constitutionnelle du régime québécois des valeurs mobilières.

Les défendeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire, qui a été rejetée par la Cour supérieure du Québec. En appel, la Cour d’appel du Québec (« Cour dappel ») a confirmé la compétence du TAMF, mais était divisée sur les motifs de cette décision. Les juges majoritaires ont conclu qu’il existait un lien réel et substantiel entre le Québec et les appelants selon le critère de l’arrêt Unifund. Les défendeurs ont interjeté appel de la décision devant la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême »).

Décision de la Cour suprême

Les juges majoritaires de la Cour suprême ont rejeté l’appel dans un jugement rendu le 17 novembre 2023, estimant que l’AMF avait raison d’étendre sa compétence aux appelants de l’extérieur de la province. En interprétant les dispositions relatives à la compétence de la législation en valeurs mobilières du Québec au moyen du critère de l’arrêt Unifund, la Cour suprême a conclu qu’il existait un « lien réel et substantiel » suffisant entre les défendeurs et la province pour que le TAMF étende sa compétence. La Cour a également noté que, bien que le critère de l’arrêt Unifund fasse partie de la famille de critères de « lien réel et substantiel » qui ont été utilisés dans une variété d’affaires, son interprétation dépend largement des faits uniques de l’affaire et, par conséquent, son utilisation variera en fonction du contexte.

Le critère de l’arrêt Unifund a été appliqué en deux étapes. Premièrement, la Cour suprême s’est interrogée sur l’existence d’un lien suffisant entre le Québec et les appelants. Elle a répondu par l’affirmative; les allégations selon lesquelles les appelants se sont servis du Québec comme « façade » de leur stratagème et ont causé un préjudice aux investisseurs du Québec étaient suffisantes pour établir ce lien.

Deuxièmement, la conclusion d’un « lien réel et substantiel » était assujettie aux règles d’ordre et d’équité, qui tiennent également compte de la courtoisie interprovinciale. La Cour suprême a déclaré qu’il était nécessaire d’adopter une approche souple et téléologique pour appliquer ces principes dans le contexte des valeurs mobilières, étant donné que la manipulation de titres et la fraude contemporaines en valeurs mobilières n’ont pas de frontières. La Cour suprême a conclu que l’application de la loi du Québec aux défendeurs était en effet équitable et qu’elle n’était pas contraire au principe d’ordre ou à la notion de courtoisie interprovinciale. En fait, il serait contraire à l’objectif visé par la nature transfrontalière de la réglementation moderne des valeurs mobilières de permettre aux défendeurs d’échapper à la portée réglementaire québécoise, car c’est bien la nature de la réglementation moderne des valeurs mobilières que de permettre aux provinces de poursuivre des non-résidents.

Lorsqu’elle a évalué le rôle du CCQ dans cette décision, la Cour suprême a approuvé la décision concordante du juge Mainville à la Cour d’appel selon laquelle le CCQ était applicable en tant que droit d’application générale au Québec et agissait en tant que loi supplétive. Toutefois, la Cour suprême a conclu que les dispositions du CCQ relatives au droit international privé ne conféraient pas au TAMF la compétence sur les défendeurs de l’extérieur de la province étant donné qu’aucun des articles sur le droit international privé n’était applicable aux faits de l’affaire.

 

[1] 2023 CSC 29 [Sharp c. AMF].

[2] 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63.

[3] Sharp c. AMF, par. 102.

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