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ROFRs are forever : les droits de préemption peuvent être éternels, tranche la Cour d’appel

Le pacte de préférence est un « contrat préparatoire », voire un « avant-contrat », par lequel une partie s’engage à contracter par priorité avec le bénéficiaire du pacte. Il est notamment employé pour restreindre la disposition de biens, comme des immeubles et les titres de personnes morales. Il peut prendre entre autres la forme d’un droit de premier refus (droit d’acquisition aux conditions offertes par un tiers) ou celle d’un droit de première offre (droit de recevoir une offre en priorité).

Avant de faire un tel pacte, les parties auront tout avantage à préciser ses modalités afin d’éviter les surprises lors de sa mise en œuvre, qui survient parfois des dizaines d’années après sa négociation. C’est qu’un pacte de préférence, à défaut d’être limité dans le temps, pourrait bel et bien être perpétuel et les tribunaux n’auraient pas toujours le pouvoir d’y mettre fin, selon la Cour d’appel du Québec dans Filles de la Charité du Sacré-Coeur-de-Jésus c. Ville de Sherbrooke, 2022 QCCA 112.

Faits

En 1945, la Ville de Sherbrooke (la « Ville ») vend aux Filles de la Charité du Sacré-Coeur-de-Jésus (la « Congrégation ») un terrain situé en bordure de la rivière Magog pour la somme de 200 $. Le contrat de vente accorde à la Ville un droit de première offre advenant la revente du terrain. La clause en question prévoit que la Congrégation s’obligerait à l’offrir d’abord à la Ville au prix d’acquisition – sans indexation ni plus-value.

Environ trois quarts de siècle plus tard, en 2019, alors que le terrain vaut désormais plus de 700 000 $ au rôle municipal, la Congrégation saisit la Cour supérieure du Québec pour faire déclarer caduc le droit de première offre ou, subsidiairement, pour l’astreindre à un délai de déchéance. Au soutien de sa demande, la Congrégation plaide qu’un droit de première offre ne peut restreindre la disposition d’un bien de manière perpétuelle.

Décision de première instance

Le 29 janvier 2021, la Cour supérieure rejette la demande de la Congrégation.

La Cour juge que la clause de droit de première offre est claire, de même que l’intention des parties. L’augmentation importante de la valeur du terrain est insuffisante en soi pour écarter la clause, la théorie de l’imprévision n’étant pas reconnue en droit civil québécois. Quoi qu’il en soit, la Cour estime que la prise de valeur n’avait rien d’imprévisible.

La Cour ajoute que la clause en litige n’est pas purement potestative ni liée à un événement impossible ou irréalisable, ce qui aurait pu mettre en doute sa validité. Il ne s’agit pas non plus d’une obligation dont les parties ont convenu de retarder la détermination du terme ou dont la nature implique qu’elle soit à terme, ce qui aurait autrement permis au tribunal de fixer un terme selon l’art. 1512 CcQ.

Enfin, la Cour estime que « [r]ien ne permet de conclure, bien que la question soit pertinente puisque plus de trois quarts de siècle se sont  écoulés depuis l’entente, que le simple écoulement du temps peut être considéré comme une renonciation par la défenderesse à exercer son droit de préférence » (para. 32).

Décision de la Cour d’appel du Québec

Le 27 janvier 2022, la Cour d’appel rejette le pourvoi de la Congrégation et confirme qu’un pacte de préférence perpétuel est valide.

En se basant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43, la Cour d’appel affirme qu’« il est maintenant établi que les seuls contrats perpétuels qui sont invalides puisque contraire à l’ordre public sont ceux où la perpétuité "met […] à mal" des valeurs fondamentales de la société. » Ce n’est pas le cas du pacte de préférence en litige, conclut la Cour d’appel :

[12]      Or, la Cour estime que le droit consenti à la Cité de Sherbrooke (aux droits de laquelle se trouve maintenant l’intimée), même s’il est perpétuel, ne met à mal aucune valeur fondamentale de la société.

[13]      Il est vrai que l’appelante ne peut disposer librement de ce terrain, puisqu’elle doit permettre à l’intimée de l’acheter si elle décide de le vendre, mais cela n’est pas choquant. L’appelante, jusqu’à ce jour, a usé du terrain de la manière qu’elle l’entendait au moment de l’achat et elle peut continuer à le faire puisque ce n’est que si elle décide de le vendre qu’elle devra permettre à l’intimée de le racheter. Il est vrai que cela limite une des composantes de son droit de propriété, en l’occurrence l’abusus, mais cette limite ne met pas à mal une valeur fondamentale de la société, d’autant plus que de nombreux autres démembrements du droit de propriété sont autorisés en droit québécois.

[14]      L’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne, sur lequel s’appuie l’appelante, protège certes le droit de toute personne à la jouissance et à la libre disposition de ses biens, mais cela ne signifie pas qu’une personne ne peut choisir, volontairement, de limiter son droit, même de façon perpétuelle, comme l’a fait l’appelante en l’espèce. Contrairement à ce qu’elle plaide, la limite à son droit de disposer librement du terrain n’a d’ailleurs pas pour effet de l’empêcher de s’en départir. Elle peut le faire, mais si elle choisit de le faire, elle doit d’abord l’offrir à l’intimée. Certes, la Cour reconnaît la possibilité qu’elle choisisse de le conserver plutôt que de l’offrir à la vente, mais il s’agit là d’un choix qui lui appartient. On peut d’ailleurs imaginer des circonstances susceptibles de l’inciter à décider autrement, par exemple si les coûts d’entretien devenaient trop élevés.

[15]      Cette limite que l’appelante s’est elle-même imposée ne fait pas en sorte que la perpétuité, en l’espèce, est contraire à l’ordre public.

En dernière analyse, la Cour d’appel souligne que, même si le pacte de préférence était une institution connue lors de l’adoption du Code civil du Québec, il « ne fait pas partie des contrats que le législateur a choisi d’encadrer pour éviter qu’ils puissent être perpétuels, par exemple l’emphytéose 10 à 99 ans (art. 1197 C.c.Q.), l’usufruit, 100 ans (art. 1123 C.c.Q.) » (para. 16-17).

Commentaires

Les décisions de la Cour supérieure et de la Cour d’appel dans cette affaire rappellent l’importance de faire preuve de prudence dans la négociation et la rédaction des pactes de préférence. Il serait avisé de bien circonscrire les modalités des pactes de préférence, comme les droits de première offre et les droits de premier refus, de manière à prévenir les surprises lors de leur mise en œuvre. Autrement, les parties au pacte de préférence pourraient se trouver à restreindre leurs droits de manière imprévisible, à l’instar de la Congrégation... pour des siècles et des siècles.

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