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La Cour suprême se prononce sur la capacité des provinces à réglementer le cannabis

Dans Murray‑Hall c. Québec (Procureur général), 2023 CSC 10, la Cour suprême du Canada a tranché que les provinces ont compétence pour interdire l’auto-culture de cannabis. Ce faisant, la Cour a aussi apporté certaines clarifications sur l’étendue du pouvoir législatif sur la santé et le droit criminel, ainsi que sur la doctrine de la prépondérance fédérale.

Faits

En 2018, le Parlement fédéral a adopté Loi sur le cannabis, L.C. 2018, c. 16 (« loi fédérale »). En vertu de cette loi, il est interdit à tout individu d’avoir en sa possession ou de cultiver plus de quatre plants de cannabis à son domicile.

Quelques jours avant l’adoption de la loi fédérale, le législateur québécois a adopté la Loi encadrant le cannabis, RLRQ, c. C‑5.3 (« loi provinciale »), dont les articles 5 et 10 prohibent complètement la possession et la culture de plantes de cannabis à domicile, quel que soit le nombre de plantes (« dispositions contestées »).

L’appelant a déposé une demande devant la Cour supérieure visant à faire déclarer les dispositions ultra vires et inopérantes.

Décisions de la Cour supérieure et de la Cour d’appel

En s’appuyant notamment sur l’historique législatif de la criminalisation des drogues et les débats parlementaires, la Cour supérieure a conclu que le caractère véritable des dispositions contestées était d’« établir une interdiction complète de la culture personnelle de cannabis, car elle est de nature à nuire à la santé et la sécurité publique », ce qui relève du droit criminel. La Cour a jugé que le reste de la loi provinciale était valide en vertu des par. 92(13) et 92(16), mais que les dispositions contestées ne pouvaient pas être sauvées par la doctrine des pouvoirs accessoires, notamment car l’empiètement des dispositions sur la compétence fédérale en matière criminelle était grave. En effet, la Cour a laissé entendre qu’il aurait été possible pour la province de restreindre le nombre de plants, plutôt que de les interdire totalement. Finalement, la Cour a indiqué que la loi provinciale était une forme de « législation déguisée », qui en apparence relevait de la province, mais qui avait pour caractère véritable une matière relevant du droit criminel. Vu cette conclusion sur la validité, la Cour n’a pas jugé utile d’aborder l’argument de l’opérabilité.

La Cour d’appel a infirmé la décision de première instance. Elle a conclu qu’il fallait replacer les dispositions contestées dans le contexte général de loi provinciale et que le caractère véritable des dispositions contestées était de « mettre en place l’un des moyens choisis pour assurer l’efficacité du monopole d’État confié à la SQDC ».

Quant à l’argument de la prépondérance fédérale, la Cour d’appel a jugé qu’il n’y avait pas de conflit d’objet car le texte de la loi fédérale ne conférait expressément aucun droit positif de posséder ou de cultiver des plantes de cannabis à domicile à des fins personnelles, et que de toute façon, la compétence en droit criminel ne permettait pas de garantir un droit, seulement d’interdire. Enfin, la Cour d’appel a affirmé que les deux lois étaient « animées par le même désir de combattre les méfaits associés à la consommation », ce qui en faisait des lois « plus complémentaires que conflictuelles ».

Décision de la Cour suprême

I. Validité

(a) Qualification

Rédigeant les motifs d’une Cour unanime, l’honorable Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême, conclut que le caractère véritable des dispositions contestées est « d’assurer l’efficacité du monopole étatique, dans un but de protection de la santé et de la sécurité de la population, particulièrement celles des jeunes, contre les méfaits du cannabis ». De l’avis de la Cour suprême, en redirigeant les consommateurs de cannabis vers le monopole étatique confié à la SQDC, les interdictions d’auto-culture assurent le contrôle de la qualité des produits offerts, la sensibilisation aux risques posés par la consommation de cannabis et le respect de normes relatives à l’âge minimal d’achat.

La Cour suprême rappelle qu’il est nécessaire de qualifier les dispositions contestées à la lumière de leur interaction avec le régime réglementaire dont elles font partie. Ce faisant, la Cour suprême diffère de l’approche de la Cour supérieure, qui s’est concentrée sur la validité des dispositions spécifiques, puis, une fois qu’elle les a trouvées invalides, a examiné si les dispositions étaient suffisamment intégrées au reste de la loi par ailleurs valide.

La Cour suprême ajoute qu’une approche globale s’avère cruciale pour distinguer l’objet de la loi des moyens retenus pour le réaliser. Ainsi, alors que la Cour supérieure affirmait que « les interdictions posées par les articles 5 et 10 ne sont pas des moyens, mais bien l’objet même de ces dispositions », la Cour suprême, elle, conclut que l’interdiction d’auto-culture s’inscrit « dans la logique monopolistique voulue par le législateur québécois » et constitue donc bel et bien un moyen de réaliser les objectifs de santé et de sécurité publiques.

Contrairement à la Cour supérieure, la Cour suprême est d’avis que le fait que les objectifs des dispositions contestées auraient pu être atteints par une restriction du nombre de plants plutôt que par l’interdiction totale est loin d’être déterminant, car « les considérations liées à l’efficacité ou à la sagesse des moyens choisis ne sont pas utiles à l’étape de la qualification ».

La Cour suprême rejette l’affirmation suivant laquelle les dispositions contestées sont une forme de « législation déguisée » visant à réédicter les interdictions de droit criminel abrogées par le Parlement. D’abord, la Cour suprême confirme que les tribunaux devraient se montrer réticents à conclure à l’existence d’une « législation déguisée ». Ensuite, même si la Cour reconnaît qu’ « un certain inconfort » a été exprimé par les parlementaires québécois quant à la dangerosité du cannabis, ces propos doivent plutôt être interprétés comme reflétant « une inquiétude générale à l’égard des risques que crée la consommation de cannabis, particulièrement chez les plus jeunes », sous un angle relevant de la compétence provinciale. De toute façon, la Cour rappelle que « c’est la substance même de la loi qu’il faut qualifier et non les discours prononcés devant le Parlement ou les propos publiés dans la presse ».

Finalement, la Cour suprême conclut que les effets juridiques, soit l’interdiction pénales et les amendes qui y sont associées, ainsi que les effets pratiques, soit le fait d’obliger les consommateurs de cannabis à s’approvisionner auprès du monopole étatique, confirment le caractère véritable énoncé plus haut. De plus, la Cour constate que les conséquences en cas de contravention à l’interdiction, soient des amendes de 250$ à 750$, sont relativement modestes, contrairement à celles découlant de l’application des dispositions criminelles sous l’ancien régime fédéral.

(b) Classification

La Cour suprême détermine que le caractère véritable des dispositions contestées relève de la compétence des provinces, par le biais des paragraphes 92(13), soit la compétence sur la propriété et les droits civils, et 92(16), soit la compétence résiduelle sur les matières de nature purement locale ou privée dans la province, de la Loi constitutionnelle de 1867

S’il est vrai que des interdictions semblables à celles prévues aux dispositions contestées ont autrefois pu être adoptées par le Parlement, cela s’explique par la doctrine du double aspect : de telles interdictions peuvent être valides en vertu de la compétence fédérale sur le droit criminel pour réprimer un fléau social, mais aussi en vertu des compétences provinciales en matière de santé et de commerce afin de diriger les consommateurs vers une source d’approvisionnement contrôlée.

La Cour ajoute que le fait que l’interdiction de posséder des plants soit absolue ne rend pas les interdictions criminelles pour autant. D’ailleurs, de nombreuses dispositions pénales provinciales consistent en des interdictions absolues.

II. Opérabilité

La Cour écrit que, en présence d’un double aspect, il faut procéder au volet de l’opérabilité avec autant de précision possible, afin « de ne pas éroder l’importance accordée à l’autonomie provinciale. »

D’abord, la Cour affirme qu’il n’y a pas de conflit d’application, car il est possible de respecter à la fois la loi provinciale et la loi fédérale, en ne s’adonnant pas à l’auto-culture. Ensuite, la Cour conclut qu’il n’y a pas de conflit d’objet, car l’objet de la loi fédérale ne peut pas créer un droit positif d’auto-culture vu la nature « essentiellement prohibitive » de la compétence sur le droit criminel. De plus, une simple lecture du libellé des dispositions fédérales démontre que celles-ci ne prétendent pas conférer un tel droit. 

Conclusion

L’arrêt Murray-Hall est instructif quant à la capacité des provinces de réglementer le cannabis. Plus généralement, la décision a des implications significatives sur le partage des compétence. Elle confirme que les provinces peuvent interdire des activités décriminalisées en vertu de la doctrine du double aspect. Elle réaffirme aussi la présomption de validité constitutionnelle et nous rappelle que les tribunaux se montreront réticents à conclure qu’une loi provinciale est « déguisée » ou inopérante sans démonstration suffisante. C’est particulièrement vrai  lorsque, comme en l’espèce, le procureur général du Canada choisit de ne pas intervenir dans le débat judiciaire.

Les auteurs de ce billet ont représenté l’Association québécoise de l’industrie du cannabis et le Cannabis Council of Canada devant la Cour suprême du Canada.

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