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Ordonnances provisoires dans le cadre de l’examen des fusions – Des exigences difficiles à satisfaire

Contexte et aperçu

Le 23 août 2021, le Tribunal de la concurrence canadien (le « Tribunal ») a rendu une décision importante concernant les limites imposées au Bureau de la concurrence (le « Bureau ») lorsqu’il cherche à obtenir des mesures injonctives provisoires visant à empêcher les parties à une fusion de réaliser leur transaction. Dans la décision Secure[1], le Bureau recherchait une ordonnance en vertu de l’article 104 de la Loi sur la concurrence[2] (la « Loi ») afin d’empêcher les parties, SECURE Energy Services Inc. (« Secure ») et Tervita Corporation (« Tervita ») – qui avaient clôturé leur transaction pendant que l’enquête du Bureau était en cours – d’intégrer certaines installations détenues auparavant par Tervita dans leur transaction de fusion, et exigeant plutôt que ces actifs soient détenus séparément et exploités de manière indépendante de Secure en attendant l’issue de la contestation de la transaction par le Bureau.

Tel que décrit plus en détail ci-après, malgré le comportement quelque peu « cavalier » de la part des parties à la fusion, le Tribunal a conclu qu’en l’espèce,  le Bureau ne répondait pas au critère juridique applicable en matière d’injonctions interlocutoires.

Application du critère approprié pour obtenir des ordonnances provisoires

Le juge en chef Crampton a longuement traité de la question du critère juridique approprié à appliquer à la demande d’ordonnance provisoire du Bureau en vertu de l’article 104 de la Loi, lequel comportait deux normes différentes :

  • Le critère « classique » RJR-MacDonald exigeant que le Tribunal conclut i) qu’il existe une question sérieuse à juger; ii) que le demandeur subirait un préjudice irréparable si la demande était refusée; et iii) que la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur[3].
  • Forte apparence de droit :  le test de common law « plus strict » pouvant s’appliquer aux demandes d’ordonnances provisoires nécessite que le Bureau démontre « une forte apparence de droit » plutôt qu’une simple « question sérieuse à juger »[4] (Secure soutenait que, comme la fusion avait été clôturée et que des mesures avaient déjà été prises pour fusionner les entreprises, l’injonction demandée par le Bureau nécessiterait la mise en place de diverses mesures obligatoires).


Le comportement des parties  à la fusion a influencé la décision du Tribunal sur cette question. Faisant allusion à leur comportement « cavalier » illustré par leur façon de précipiter la clôture en raison de la demande préalable d’ordonnance provisoire du Bureau, le juge Crampton a conclu que même si le critère plus strict « s’appliquait normalement aux situations où le Commissaire demande une ordonnance d’injonction en vertu de l’art. 104 qui est en grande partie de nature obligatoire » et qui s’appuie sur les « faits très particuliers de la présente affaire », à savoir le comportement des parties, il « ne serait pas dans l’intérêt de la justice de permettre à Secure de bénéficier du critère plus strict de présomption. »[5].

Toutefois, même si le critère juridique moins strict en matière de mesures provisoires était applicable, les parties ont tout de même eu gain de cause grâce à la théorie de la « prépondérance des inconvénients » tirée du test classique de RJR-Macdonald.

L’absence de preuve du Bureau a fait pencher la balance des inconvénients en faveur des parties à la fusion

Le Tribunal a reconnu que lorsque le Bureau est informé que les parties à la fusion ont l’intention d’invoquer la défense de gains en efficience prévue par la loi (article 96 de la Loi) et que, comme en l’espèce, les parties à la fusion ont fait des efforts pour quantifier ces efficiences, le Bureau « doit au moins être en mesure de fournir une ébauche ou une idée approximative du préjudice irréparable qui en découlerait selon lui » afin que le Tribunal puisse évaluer le préjudice qui en découlerait de part et d’autre[6]. L’omission du Bureau à cet égard a amené le Tribunal à conclure que le troisième volet du critère relatif aux mesures provisoires qui évalue la « prépondérance des inconvénients » pour chaque partie dans l’octroi de mesures provisoires favorisait les parties au fusionnement.

Le juge Crampton a rejeté l’argument du Bureau selon lequel Secure n’avait pas formellement invoqué la défense des gains en efficience prévue à l’article 96 de la Loi puisque l’entreprise n’avait pas encore déposé sa réponse à la demande du Bureau contestant la fusion. Il a plutôt conclu que le Bureau « avait été avisé » que les parties présenteraient des arguments fondés sur les gains en efficience depuis la soumission de leur demande initiale pour un Certificat de décision préalable le 12 mars 2021 et assurément depuis qu’elles avaient soumis un mémoire écrit et un rapport d’expert économiste sur cette question le 3 juin 2021[7]. La leçon ici est très claire : lorsque les parties à la fusion ont l’intention de se prévaloir, même seulement en partie de la défense des gains en efficience prévue par la Loi, en aviser clairement le Bureau au début du processus d’examen peut être payant si une mesure provisoire est demandée.

Observations supplémentaires

La décision soulève d’autres observations intéressantes. Par exemple, le Tribunal a conclu qu’en ce qui concerne une fusion récemment réalisée, « les effets défavorables intermédiaires sur les prix et autres effets sur les clients peuvent constituer un préjudice irréparable ».Le Tribunal a aussi conclu que le Bureau avait apporté des preuves suffisantes de ces effets intermédiaires sur les prix ainsi que sur d’autres effets[8].

De plus, le Tribunal a rejeté les arguments de l’avocat des parties à la fusion selon lesquels les « Directives d’intégration » préparées par l’entité fusionnée pour son équipe de gestion, stipulant qu’il n’y aurait aucune hausse de prix immédiatement après la fusion, empêcheraient que quelque « préjudice irréparable » ne se produise. De manière imagée, le Tribunal a indiqué qu’il « ne peut s’en remettre à une entité fusionnée pour s’abstenir volontairement d’exercer tout pouvoir de marché accru résultant d’une fusion »[9]. Le juge Crampton a également fait remarquer que la plupart des prix fixés dans cette industrie étaient des rabais négociés par rapport au prix courant ou au prix à la production et que, par conséquent, l’affirmation selon laquelle le prix courant ne serait pas augmenté ne constituait pas une protection significative pour les clients.

Implications en termes de processus et de délai des transactions futures

La décision soulève d’importantes questions pour les parties à la fusion et le Bureau dans le cadre de futures transactions.

  • Premièrement, tel que mentionné ci-dessus, le Tribunal a considéré important le comportement des parties  d’informer le Bureau au tout début de son examen que l’argument des gains en efficience serait invoqué pour aider à justifier la transaction.
  • Deuxièmement, il semble que les parties aient mentionné au Bureau à plusieurs reprises que « la fusion doit être réalisée rapidement »[10], ce qui aurait pu atténuer l’impact du comportement « cavalier » des parties qui ont conclu la transaction rapidement après l’expiration de la période de transition.
  • Troisièmement, le juge Crampton a explicitement souligné que le Bureau « aurait pu s’assurer qu’il bénéficierait du test moins strict de la "question sérieuse à juger" en déposant la demande en vertu de l'article 104 plus tôt ". Il aurait pu également opter pour une demande aux termes de l’article 100 afin d’obtenir un délai supplémentaire pour compléter son examen et préparer simultanément une demande aux termes de l’article 104. Cela lui aurait notamment donné le temps de préparer au moins une estimation approximative des effets anticoncurrentiels probables. Même si le Commissaire était toujours en discussion avec les parties dans la semaine précédant le dépôt de la demande aux termes de l’article 104, il lui aurait été prudent de mieux protéger sa position avant de finalement déposer cette demande le 29 juin 2021 »[11].
    • Le Bureau pourrait ainsi recourir davantage aux pouvoirs de mesures provisoires prévus à l’article 100 de la Loi qui permettent au Commissaire de demander une ordonnance empêchant les parties à la fusion de prendre quelque mesure que ce soit en vue d’une fusion lorsque le Bureau a besoin de plus de temps pour terminer son examen. Contrairement à l’injonction provisoire prévue à l’article 104 qui a été demandée dans la présente affaire, une ordonnance aux termes de l’article 100 peut être demandée avant que le Bureau n’ait pris une décision finale quant à la contestation d’une fusion en cours.
    • L’article 100 autorise jusqu’à deux ordonnances d’injonction de 30 jours civils chacune, ce qui permet au Bureau de retarder la clôture d’un maximum de 60 jours pendant qu’il poursuit son examen de la fusion.
  • Quatrièmement, le juge Crampton a donné son avis définitif sur les délais applicables aux demandes d’ordonnances provisoires aux termes de l’article 104, estimant que ces questions « devraient être entendues dans un délai d’environ une semaine à compter du dépôt de la demande dans les cas où les parties à la fusion semblent avoir l’intention de réaliser la transaction de fusion immédiatement après l’expiration du délai d’attente de 30 jours prévu à l’alinéa 123(1)b), ou n’ont pas confirmé qu’elles attendront que la demande soit déterminée avant de le faire »[12].
  • Par conséquent, dans les transactions où le Bureau a de sérieuses préoccupations et où les parties ne sont pas disposées à conclure une entente officielle sur les délais, nous nous attendons à ce que le Bureau cherche à « protéger sa position » en demandant une ordonnance provisoire de 30 ou 60 jours conformément à l’article 100 de la Loi afin de poursuivre son examen avant l’expiration de la période transitoire; nous nous attendons, de plus, à ce qu’il demande ensuite une ordonnance conformément à l’article 104 de la Loi dans les 7 à 10 jours suivant l’expiration de l’ordonnance en vertu de l’article 100 interdisant aux parties de prendre des mesures pour réaliser la fusion[13]. Dans la mesure où le Bureau démontre sa détermination en appliquant avec succès une telle stratégie dans le cadre d’une ou de plusieurs transactions, les parties à la fusion pourraient ainsi être mieux disposées à l’avenir à conclure des ententes sur les délais avec le Bureau.

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[1] Canada (Commissioner of Competition) v. Secure Energy Services Inc., 2021 Comp Trib 7 (« Secure »)

[2] LRC 1985, c. C-34, telle que modifiée (la « Loi »).  L’article 104 de la Loi permet au Bureau de demander des mesures injonctives provisoires lorsqu’il a déjà déposé une demande visant à contester une transaction sur le fond. Un autre article, l’article 100, permet au Bureau de demander une ordonnance empêchant les parties de mettre en œuvre une transaction pendant 30 à 60 jours lorsque le Bureau a besoin de temps supplémentaire pour compléter son examen.

[3] RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, p. 334 (« RJR-Macdonald »).

[4] R. c. Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, par. 15.

[5] Secure, supra note 1, par. 43 et 46.

[6] Ibid., par. 114 et 119.

[7] Ibid., par. 42.

[8] Ibid., au par.. 80 ss.

[9] Ibid., par. 103.

[10] Ibid., par. 45.

[11] Ibid., par. 44 (surlignage ajouté).

[12] Ibid., par. 56.

[13] Bien que la décision dans Secure puisse laisser entrevoir la marche à suivre du Bureau, elle devra relever certains des mêmes défis dans une demande présentée en vertu de l’article 100 que dans sa demande présentée en vertu de l’article 104, à savoir qu’il lui incombera toujours de produire des éléments de preuve pour établir la norme élevée établie par la Cour d’appel fédérale dans Labatt pour obtenir une ordonnance rendue en vertu de l’article 100 de la Loi (La commissaire de la concurrence c. La Brasserie Labatt Ltée et al., 2007 CT-2007-003).