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Les avantages sociaux ne sont pas un salaire

Le 27 mai 2015, la Cour d’appel du Québec a rendu l’arrêt Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 574, SEPB, CTC-FTQ c. Groupe Pages jaunes Cie.[1] Comme on y traite de modifications apportées aux régimes de retraite et d’avantages sociaux dans un cadre de travail syndiqué, et que la jurisprudence sur ce point est relativement rare, cet arrêt est d’intérêt pour les employeurs ayant à négocier des questions liées aux pensions et aux avantages sociaux, et il sera ainsi utile d’en faire un examen détaillé.

Contexte

Le 1er novembre 2002, Bell Canada a procédé à la scission de Pages Jaunes, jusqu’alors membre de son groupe, qui est devenue une société cotée en bourse. Pages Jaunes comptait à l’époque 1 300 salariés et 200 employés syndiqués. Dans le cadre de la scission, Bell Canada et Pages Jaunes ont convenu que les employés de cette dernière pourraient continuer de participer aux régimes de retraite et d’avantages sociaux de Bell Canada jusqu’au 1er juillet 2005, date à laquelle Pages Jaunes devait avoir mis sur pied ses propres régimes de remplacement.

Le 28 mai 2004, Pages Jaunes et le Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau (le Syndicat) ont conclu leur première convention collective, en vigueur du 1er janvier 2003 au 30 juin 2005 (la première convention collective). Une lettre d’entente (la lettre d’entente de 2003) prévoyant ce qui suit était intégrée à la première convention collective :

L’employeur maintiendra pour la durée de la convention collective, dans la mesure où ils s’appliquent aux employés visés par la convention, les avantages des régimes suivants, tels qu’ils existaient à la signature de la présente convention :

    • régime d’assurance‑maladie;
    • régime d’incapacité;
    • régime de retraite;
    • régime de protection des survivants;
    • régime d’indemnités supplémentaires de maternité;
    • assurance‑éducation;
    • congés non payés.

L’employeur ne modifiera pas les avantages prévus à ces régimes, à moins d’obtenir l’accord du Syndicat. Le Syndicat doit répondre dans les trente (30) jours de la demande de l’Employeur et ne peut refuser sans raison valable.

Toute modification se fera en harmonie avec les réglementations et législations applicables. [Non souligné dans l’original.]

En mars 2005, Pages Jaunes a rencontré les représentants du Syndicat afin de leur présenter ses nouveaux régimes de retraite et d’avantages sociaux (le nouveau programme). Le nouveau programme différait à bien des égards du programme Flex antérieur. Le 29 mars 2005, par une brève réponse écrite, le Syndicat s’est opposé aux modifications apportées et plus particulièrement aux suivantes :

  • les employés embauchés avant le 1er janvier 2001 ne bénéficieraient plus de droits acquis relativement aux prestations d’invalidité de courte durée;
  • les employés embauchés avant le 1er juillet 2005, mais prenant leur retraite après le 1er janvier 2007, devraient désormais acquitter les frais relatifs à la protection des soins dentaires et aussi, pour leurs personnes à charge, ceux relatifs à la protection des soins médicaux;
  • les employés embauchés à compter du 1er juillet 2005 ne bénéficieraient d’aucuns avantages sociaux à la retraite;
  • les employés embauchés à compter du 1er janvier 2006 bénéficieraient du volet à cotisations déterminées d’un régime de retraite agréé, alors que ceux embauchés avant cette date continueraient de bénéficier du volet à prestations déterminées.

Le 28 avril 2005, Pages Jaunes a informé le Syndicat qu’elle irait de l’avant avec la mise en œuvre du nouveau programme. Par la suite, le Syndicat a déposé deux griefs, l’un à l’encontre de la décision de Pages Jaunes de mettre en œuvre le nouveau programme, l’autre à l’encontre des avis concernant le nouveau programme envoyés aux employés par Pages Jaunes, le 2 août 2005.

Pendant qu’on instruisait les griefs, Pages Jaunes et le Syndicat ont entamé des négociations en vue du renouvellement de la première convention collective et, le 10 novembre 2005, ils ont signé une lettre d’entente dans laquelle ils convenaient que « sous réserve de leurs recours respectifs, la sentence arbitrale […] s’appliquera également pour toute la durée de la nouvelle convention collective à intervenir » (la lettre d’entente de 2005).

Le 21 décembre 2005, les parties ont conclu une deuxième convention collective, en vigueur du 1er juillet 2005 au 31 décembre 2009 (la deuxième convention collective). Une lettre d’entente identique à la lettre d’entente de 2003 était intégrée à la deuxième convention collective.

Le 20 janvier et le 14 février 2006, à l’invitation de Pages Jaunes, le Syndicat a communiqué des motifs écrits complémentaires d’opposition au nouveau programme.

Le 12 mai 2010, les parties ont conclu une troisième convention collective, en vigueur du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2013 (la troisième convention collective). Une lettre d’entente identique à la lettre d’entente de 2003 était également intégrée à la troisième convention collective.

Arbitrage

L’arbitrage des griefs a débuté de 19 juin 2006 et on l’a mené à bien quatre ans plus tard. Le Syndicat faisait notamment valoir que Pages Jaunes violait l’article 87.1 de la Loi sur les normes du travail (la Loi) et les articles 10, 16 et 19 de la Charte des droits et libertés de la personne (la Charte) du Québec.

L’article 87.1 de la Loi prévoit notamment ce qui suit :

87.1 Une convention ou un décret ne peuvent avoir pour effet d'accorder à un salarié visé par une norme du travail, uniquement en fonction de sa date d'embauche et au regard d'une matière sur laquelle porte cette norme prévue aux sections I à V.1, VI et VII du présent chapitre, une condition de travail moins avantageuse que celle accordée à d'autres salariés qui effectuent les mêmes tâches dans le même établissement.

Les sections I à V.I et VII portent sur les normes minimales du travail pour ce qui est, par exemple, du salaire, des heures de travail, des vacances, des congés de maternité et des autres absences pour un motif particulier. Selon le paragraphe 1(9) de la Loi, le « salaire » s’entend de « la rémunération en monnaie courante et les avantages ayant une valeur pécuniaire dus pour le travail ou les services d'un salarié ».

Les articles 10, 16 et 19 de la Charte prévoient notamment ce qui suit :

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l'embauche, l'apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d'une personne ainsi que dans l'établissement de catégories ou de classifications d'emploi.

19. Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.

Il n'y a pas de discrimination si une différence de traitement ou de salaire est fondée sur l'expérience, l'ancienneté, la durée du service, l'évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire, si ces critères sont communs à tous les membres du personnel. [Non souligné dans l’original.]

L’arbitre a conclu que le Syndicat n’avait aucune raison valable de s’opposer aux modifications apportées par Pages Jaunes aux régimes de retraite et d’avantages sociaux à l’égard des employés embauchés après le 1er juillet 2005 (les employés embauchés après juillet 2005). Vu le contexte entourant les négociations qui ont conduit à la lettre d’entente de 2003, l’engagement de Pages jaunes de préserver le statu quo devait être interprété de manière restrictive, et ne s’appliquer qu’aux employés travaillant lors de la signature de la première convention collective et à ceux embauchés par la suite jusqu’au 1er juillet 2005.

L’arbitre a également rejeté l’interprétation donnée par le Syndicat à l’article 87.1 de la Loi, selon laquelle un employeur ne pouvait pas accorder des avantages différents à différents employés en fonction de leur date d’embauche. Il a estimé que l’expression « salaire » n’incluait pas les avantages aux fins de cette disposition.

Quant à l’argument du Syndicat fondé sur la Charte, l’arbitre a conclu que le passage du rapport de l’expert de Pages Jaunes invoqué par le Syndicat, mentionnant que les nouveaux employés étaient généralement plus jeunes, ne constituait pas la preuve d’une discrimination fondée sur l’âge découlant de l’octroi d’avantages différents. De meilleurs avantages accordés à des employés ayant plus d’années de service ne constituent pas un acte discriminatoire.

L’arbitre a conclu, toutefois, que le Syndicat avait une raison valable de s’opposer aux modifications concernant les employés embauchés avant le 1er juillet 2005 (les employés embauchés avant juillet 2005).

L’arbitre a finalement conclu que, comme le nouveau programme était déjà en vigueur depuis cinq ans, la réparation appropriée consistait, non pas à éliminer les modifications apportées aux avantages, mais plutôt à indemniser, à titre individuel, les employés auxquels le nouveau programme avait causé préjudice. La période d’indemnisation devait prend fin à l’expiration de la deuxième convention collective. Le Syndicat devait informer Pages Jaunes, au plus tard le 30 juin 2011, de l’identité des employés ayant subi un préjudice ainsi que de la forme et du montant de l’indemnisation appropriée.

Contrôle judiciaire

Pages Jaunes a demandé le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre quant aux employés embauchés avant juillet 2005 et à la mesure de réparation. Le Syndicat a demandé le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre quant aux employés embauchés après juillet 2005 et à la mesure de réparation. La Cour supérieure a confirmé la décision de l’arbitre.

Les parties ont fait valoir de nombreux arguments. Le Syndicat a invoqué les motifs de contrôle judiciaire suivants :

  1. La décision de l’arbitre de restreindre aux seuls employés embauchés avant juillet 2005 la portée de l’engagement pris par Pages Jaunes de préserver les régimes de retraite et d’avantages sociaux violait les principes de justice naturelle ou, subsidiairement, l’interprétation donnée par l’arbitre à la lettre d’entente de 2003 était irrationnelle. L’argument reposait sur deux fondements. Premièrement, selon le Syndicat, aucune des parties n’avait proposé une interprétation de la lettre d’entente de 2003 restreignant son application aux employés embauchés avant le 1er juillet 2005. Deuxièmement, cette interprétation enfreignait l’article 67 du Code du travail du Québec, qui prévoit que la « convention collective lie tous les salariés actuels ou futurs visés par l'accréditation ».
  2. L’arbitre a interprété incorrectement l’article 87.1 de la Loi et les articles 10, 16 et 19 de la Charte.
  3. La décision de l’arbitre de limiter la réparation à la période prenant fin le 31 décembre 2009 était déraisonnable. Le Syndicat a soutenu que les effets de la violation d’une convention collective étaient continus et se perpétuaient même sous les conventions collectives ultérieures. Il y a eu cristallisation, en outre, des droits des salariés ayant pris leur retraite pendant l’arbitrage.

Comme motifs de contrôle judiciaire, Pages Jaunes a soutenu pour sa part que l’arbitre avait excédé sa compétence en

  1. incluant le programme Flex parmi les régimes de retraite et d’avantages sociaux visés par la lettre d’entente de 2003. Cela venait du fait que la lettre d’entente de 2003, qui mentionnait les avantages de divers régimes, ne faisait pas état du programme Flex.
  2. incluant la lettre d’entente de 2005 à la deuxième convention collective. Pages Jaunes a soutenu que l’arbitre n’aurait pas dû étendre la période de réparation au-delà de l’expiration de la première convention collective.
  3. décidant que le délai de trente jours prévu dans la lettre d’entente de 2003 n’empêchait pas le Syndicat d’ajouter des motifs après ce délai. Pages Jaunes prétendait en effet que l’arbitre aurait dû restreindre son analyse à la réponse donnée par le Syndicat dans le délai de trente jours prévu dans la lettre d’entente de 2003, et n’aurait pas dû tenir compte des motifs invoqués par le Syndicat dans ses réponses du 20 janvier et du 16 février 2006, ni même de ses arguments plaidés pendant l’arbitrage.
  4. faisant abstraction du terme « valable» dans l’expression « raison valable».

La juge de la Cour supérieure a appliqué la norme de la décision correcte quant à l’interprétation de la Charte par l’arbitre et quant à savoir s’il y avait eu violation des principes de justice naturelle, et la norme de la raisonnabilité à l’égard du reste de la décision de l’arbitre (comme l’application de l’article 87.1 de la Loi).

La juge a conclu que l’arbitre n’avait pas violé les principes de justice naturelle et avait interprété correctement la Charte. Elle a rejeté l’argument du Syndicat selon lequel l’arbitre aurait dû convoquer les parties à nouveau pour entendre leurs avis sur son interprétation de la lettre d’entente de 2003.

La juge a également estimé raisonnable l’interprétation donnée par l’arbitre à l’article 87.1 de la Loi.

Appel

Justice naturelle

La Cour d’appel était d’accord avec la Cour supérieure pour dire que cette question appelait la norme de la décision correcte. Quant à l’argument du Syndicat voulant que l’arbitre ait violé les principes de justice naturelle en restreignant l’application de la lettre d’entente de 2003 aux seuls employés embauchés avant juillet 2005, la Cour d’appel a aussi estimé comme la Cour supérieure que les parties avaient eu amplement l’occasion de faire valoir leur position, et qu’il était loisible à l’arbitre d’interpréter tel qu’il l’avait fait la lettre d’entente de 2003.

Caractère raisonnable de l’interprétation

La Cour d’appel était d’accord sur ce point avec l’arbitre et la Cour supérieure. Elle a tiré les conclusions suivantes :

  • L’interprétation de l’article 87.1 de la Loi par l’arbitre était raisonnable et devait être maintenue. La disposition n’a pas pour objet d’empêcher le traitement différent d’employés par l’employeur, en fonction de leur date d’embauche, quant aux avantages, mais seulement quant aux conditions de travail précises mentionnées à l’article 87.1. Les avantages ne sont pas visés par l’article 87.1. L’interprétation par l’arbitre des articles 10, 16 et 19 de la Charte était également correcte. Il n’y a eu aucune preuve de discrimination.
  • L’article 67 du Code du travail n’interdit pas aux parties de stipuler dans une convention collective des conditions de travail applicables à une catégorie d’employés. Interpréter la lettre d’entente de 2003 comme s’appliquant à un groupe donné de salariés, non seulement était raisonnable et n’enfreignait ni la Loi ni la Charte, mais ne constituait pas non plus une violation du Code du travail.
  • Comme le Syndicat n’avait pas de raisons de s’opposer au nouveau programme à l’égard des employés embauchés après juillet 2005, c’étaient les avantages sociaux et le régime de retraite tels que modifiés selon le nouveau programme qui s’appliquaient lorsque la deuxième convention collective a été signée.
  • Bien qu’on utilise dans la lettre d’entente de 2003 une terminologie antérieure à la mise en place du programme Flex, la conclusion de l’arbitre selon laquelle cette lettre d’entente visait les régimes de retraite et d’avantages sociaux alors en vigueur était la seule lui permettant de déterminer l’intention des parties.
  • Puisque l’engagement pris par Pages Jaunes était de maintenir le régime de retraite et les avantages sociaux pour la durée de la première convention collective, l’arbitre était justifié de conclure à l’absence de préjudice après l’expiration de la convention collective.
  • Il n’était pas interdit à l’arbitre d’analyser tous les moyens du Syndicat (plutôt que sa seule réponse initiale donnant suite à la lettre d’entente de 2003).
  • L’arbitre était justifié d’évaluer globalement les régimes de retraite et d’avantages sociaux, et cela l’a conduit à conclure que le nouveau programme, bien qu’avantageux pour la majorité des employés, ne l’était pas pour tous. Le Syndicat avait donc une raison valable de s’opposer au nouveau programme.
  • L’article 100.12 du Code du travail laisse une grande latitude à l’arbitre quant au choix de la réparation à accorder. La première convention collective n’imposait aucune limite particulière au pouvoir de redressement de l’arbitre (non plus que la deuxième ni la troisième conventions collectives). Étant donné que le programme Flex avait cessé d’exister plus de cinq ans avant la date de la décision de l’arbitre, et que Pages Jaunes s’était engagée à maintenir le régime de retraite et les avantages sociaux uniquement pour la durée de la première convention collective, la mesure de réparation choisie par l’arbitre était parfaitement raisonnable. Quant aux objections soulevées par Pages Jaunes, les parties avaient convenu dans la lettre d’entente de 2005 que toute mesure de réparation accordée par l’arbitre s’appliquerait pour la durée de la deuxième convention collective. L’arbitre était donc justifié de choisir le 31 décembre 2009 comme date limite.

Conclusion

Cette décision est digne d’intérêt pour de nombreux motifs. Premièrement, on y confirme qu’octroyer des avantages différents à des salariés en fonction de leur embauche avant et après une date donnée ne viole ni la Loi ni la Charte. Deuxièmement, on y confirme aussi que le contexte entourant la négociation d’avantages a son importance, et on y trouve un exemple de la manière dont l’application d’obligations contractées dans une convention collective peut être restreinte dans le temps. La décision permet aussi de constater combien il importe d’être le plus clair possible dans la rédaction de ce type de document. Le domaine des régimes de retraite et des avantages sociaux étant de nature très technique, les employeurs se doivent d’obtenir les meilleurs conseils juridiques possibles lorsqu’il leur faut négocier sur ces questions.

N’hésitez pas à communiquer avec nous pour toute question concernant cette décision. Nos collègues et nous même serons également heureux de répondre à tous vos besoins juridiques en lien avec les avantages sociaux.

Lorraine Allard et Cristina Toteda, juillet 2015


[1] D.T.E. 2015T-414 (C.A.).