Passer au contenu directement.

La CSC invalide la loi sur la protection des renseignements personnels de l’Alberta pour des motifs de liberté d’expression

Le 15 novembre dernier, la Cour suprême du Canada a publié sa décision dans l’affaire Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, décision importante portant sur les limites respectives du droit à la liberté d’expression par rapport au droit à la protection des renseignements personnels et, ce faisant, a invalidé la loi de l’Alberta intitulée Personal Information Protection Act, S.A. 2003, c. P-6.5 (PIPA). Les points en litige étaient les droits à la protection des renseignements personnels créés par la PIPA et le droit à la liberté d’expression, qui est constitutionnellement consacré à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (charte).

L’affaire découle d’une grève qui a eu lieu en 2006 au Palace Casino d’Edmonton. Le syndicat et l’employeur ont tous les deux filmé la ligne de piquetage située dans un centre commercial. Selon la preuve au dossier, il était courant, en Alberta, de filmer ce qui se passait sur les lignes de piquetage. Le syndicat a installé des affiches sur le site annonçant que les images des personnes qui franchissaient la ligne de piquetage étaient susceptibles d’être publiées sur un site Web.

Certaines personnes, y compris des dirigeants de l’employeur, des employés et d’autres membres du public ont déposé des plaintes auprès du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Alberta en application de la PIPA. Le dossier indique que les plaignants ont été filmés alors qu’ils traversaient la ligne de piquetage, mais qu’aucune image des plaignants n’a été publiée sur le site Web.

L’arbitre a conclu que le syndicat n’avait pas le droit de recueillir et d’utiliser les enregistrements. Le syndicat a demandé un contrôle judiciaire et la juge en son cabinet a invalidé certaines parties de la PIPA (United Food and Commercial Workers, Local 401 v. Alberta (Information and Privacy Commissioner), 2011 ABQB 415) (en anglais seulement). La Cour d’appel de l’Alberta a confirmé que certaines parties de la PIPA étaient inconstitutionnelles (United Food and Commercial Workers, Local 401 v. Alberta (Attorney General), 2012 ABCA 130).

L’affaire soulève deux questions principales relativement à la nature et à la portée de la protection des renseignements personnels : la première est la question de savoir si les renseignements ont été recueillis dans un lieu « public »; la deuxième est la question de savoir si l’utilisation des renseignements par le syndicat visait un objectif expressif.

La Cour d’appel s’est exprimée à l’égard des deux questions, et a conclu que l’objectif du syndicat constituait une expression légitime, protégée par la charte, et que l’absence de distinction entre les renseignements « personnels » et les renseignements « confidentiels » dans la PIPA a contribué à sa portée excessive. Au paragraphe 77, la Cour d’appel a tiré une série de conclusions importantes qui ne se limitent pas au milieu de travail, mais qui ont une incidence sur la portée générale de la PIPA, en concluant que la PIPA était inconstitutionnelle aux motifs suivants :

  • [Traduction] La loi vise tous les renseignements personnels quels qu’ils soient et ne donne aucune définition fonctionnelle de cette expression. (La définition de « renseignements personnels » comme des « renseignements au sujet d’une personne identifiable » est essentiellement circulaire.) À ce jour, le commissaire n’a pas réservé la définition dans son interprétation de la loi afin de la rendre conforme aux valeurs de la charte.
  • La loi ne contient aucune exception générale visant les renseignements qui sont personnels, mais non confidentiels. Par exemple, les lois comparatives dans certaines provinces exemptent des activités qui ont lieu dans certains lieux publics.
  • La définition de « renseignements accessibles au public » est artificiellement étroite.
  • Il n’existe aucune exemption générale visant les renseignements recueillis et utilisés à des fins de liberté d’expression.
  • Il n’existe aucune exemption permettant aux organisations d’utiliser raisonnablement des renseignements personnels qui sont raisonnablement nécessaires à l’exploitation légitime de leurs activités.

Les juges de la CSC ont confirmé à l’unanimité l’essence de cette décision :

La PIPA restreint la faculté du syndicat de communiquer avec le public et de le convaincre du bien-fondé de sa cause, compromettant ainsi sa capacité de recourir à une de ses stratégies de négociation les plus efficaces au cours d’une grève légale. À notre avis, cette atteinte au droit à la liberté d’expression est disproportionnée par rapport à l’objectif du gouvernement d’accorder aux personnes un droit de regard sur les renseignements personnels qu’ils exposent en franchissant une ligne de piquetage.

(Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, para. 37)

La Cour a reconnu que la collecte et l’utilisation de renseignements visaient des fins expressives protégées. L’objectif du syndicat était de persuader des personnes d’appuyer le syndicat et de dissuader quiconque de franchir sa ligne de piquetage.

L’élément essentiel de la décision est la conclusion selon laquelle « selon la PIPA, pratiquement tous les renseignements personnels méritent d’être protégés, peu importe le contexte ». La PIPA est inconstitutionnelle au motif suivant :

[L]a PIPA ne prévoit aucune façon de tenir compte des objectifs expressifs visés par les syndicats qui se livrent à des grèves légales. En effet, elle ne prévoit aucun mécanisme permettant de trouver un équilibre entre le droit constitutionnel du syndicat à la liberté d’expression et les intérêts qu’elle protège. (CSC, para. 25)

À la demande du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Alberta et du procureur général de l’Alberta, la Cour a accepté d’invalider entièrement la PIPA plutôt que de tenter de rédiger par voie judiciaire une modification pour la rendre conforme à la charte. Comme c’est souvent le cas dans de telles causes, la Cour a suspendu la déclaration d’invalidité pendant 12 mois afin de donner à la législature le temps nécessaire pour décider de la meilleure façon de procéder.

À la suite de cette décision, il y a lieu de se questionner sur l’incidence qu’aura cette décision sur les autres lois sur la protection des renseignements personnels au Canada. Il est important de se rappeler que toute la législation générale en matière de protection des renseignements personnels au Canada repose sur une définition générale de « renseignements personnels » qui englobe tout renseignement au sujet d’une personne identifiable, sans égard aux incidences éventuelles sur les « information[s] biographique[s] intime[s] » d’une personne (CSC, para. 26). Par conséquent, toute la législation en matière de protection des renseignements personnels au Canada a comme point de départ un principe reconnu par la Cour d’appel et la Cour suprême comme étant trop vaste. La vraie question à se poser est celle-ci : qu’est-ce que ces autres lois peuvent faire et feront pour tenir compte de la liberté d’expression et des autres préoccupations concurrentes légitimes?

Il est important de noter que le Manitoba a récemment adopté une loi sur la protection des renseignements personnels qui est essentiellement semblable à la version de 2009 de la PIPA. La nouvelle loi du Manitoba a la même définition de « renseignements personnels »; la même portée large, la loi s’appliquant à [traduction] « chaque organisation et à l’égard de tous les renseignements personnels »; et essentiellement la même liste d’exemptions (The Personal Information Protection and Identity Theft Prevention Act, s. 4) (en anglais seulement). La loi n’ajoute aucun autre mécanisme permettant d’établir un équilibre et, par conséquent, il y a lieu de conclure qu’elle ne résisterait probablement pas non plus à une contestation en vertu de la charte.

La loi de la Colombie-Britannique intitulée Personal Information Protection Act(en anglais seulement) est en outre très semblable à la PIPA de l’Alberta, quant à la forme et au fond. Sa définition de « renseignements personnels » est très large. Elle s’applique à « chaque organisation ». Elle ne comprend pas de restrictions liées aux activités « commerciales ». Son exception « journalistique » est très étroite. La décision rendue aujourd’hui aura également une incidence sur cette loi. Même la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé du Québec, qui diffère sensiblement des autres lois sur la protection des renseignements personnels du secteur privé au Canada à divers égards, ressemble à la loi de l’Alberta quant à chacun de ces trois points principaux et pourrait donc être assujettie à une contestation semblable en vertu de la charte.

Bien que les exemples du Manitoba et de la Colombie-Britannique soient les plus clairs, la décision aura aussi vraisemblablement une incidence sur la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5 (LPRPDE) fédérale. La Cour a noté que la LPRPDE est plus étroite que la PIPA puisqu’elle vise uniquement les activités ayant des fins commerciales.

Si la LPRPDE s’appliquait, il n’est pas certain qu’elle réussirait à mieux équilibrer la liberté d’expression et le besoin de protéger le droit de regard d’une personne sur ses renseignements personnels que la PIPA. Comme la PIPA, la LPRPDE comporte également une très large définition de « renseignements personnels » et une définition étroite de « renseignements auxquels le public a accès » qui ne comprend pas les renseignements recueillis dans un lieu public.

Une dernière question très importante est la question de l’incidence de la décision de la Cour suprême sur la Loi canadienne anti-pourriel(LCAP), qui devrait entrer en vigueur en 2014. (Voir le bloque de notre collègue Barry Sookman CASL marches towards starting gate) (en anglais seulement). La LCAP restreint sensiblement l’envoi de messages électroniques commerciaux et la transmission de programmes d’ordinateur. Il a été soutenu que la LCAP « refroidira » le discours commercial. Sa constitutionnalité a également été mise en doute au motif du fédéralisme et de l’imprécision. La constitutionnalité de son régime punitif de SAP a également été remise en question. La décision de la Cour suprême donne maintenant un soutien encore plus important aux arguments selon lesquels (par exemple, ici, et ici) (en anglais seulement) la trop large portée de la LCAP ne peut être justifiée en vertu du droit à la liberté d’expression prévu par la charte.

La Cour a pris bien soin de ne pas suggérer qu’une personne devrait renoncer automatiquement à son droit de regard sur ses renseignements personnels au moment où elle met les pieds dans un lieu public. Toutefois, la Cour demande un examen nuancé et contextuel de la collecte et de l’utilisation de renseignements dans la sphère publique. Cette analyse devra tenir compte à la fois de la nature du renseignement, y compris s’il révèle des informations biographiques intimes au sujet d’une personne, et de l’intérêt du public dans l’objectif expressif en cause. Cette décision aura des incidences dans des domaines aussi divers que la vente de détail, où la surveillance vidéo est utilisée à la fin légitime de prévention des vols, et dans le cyberespace où une « information biologique intime » plus ou moins détaillée d’une personne est rendue publique au gré de la personne, mais n’a pas jusqu’à présent été réputée faire l’objet d’un consentement implicite.

Cette analyse est complexifiée du fait que lorsqu’une personne a perdu le droit de regard sur ses renseignements personnels, il est impossible de revenir en arrière. La Cour mentionne les risques découlant des « avancées technologiques permettant d’enregistrer aisément les renseignements personnels, de les diffuser à un auditoire presque illimité et de les conserver indéfiniment » (CSC, para. 27). Les utilisations secondaires et ultérieures des renseignements ne bénéficient peut-être pas du même statut protégé en vertu de la charte, mais seraient en réalité difficiles à restreindre.

Il est certain que ces questions seront débattues ultérieurement, en fonction d’autres faits. Cependant, le message de la Cour aux décideurs est clair : « on doit tenir compte à la fois de la nature des droits à la vie privée en jeu et de celle de l’expression pour atteindre un juste équilibre entre les deux » (CSC, para. 38).

Auteurs