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Décisions en matière de brevets : Un retour du balancier — Partie II

Dans la dernière édition du trimestriel du droit de la technologie, nous avons examiné la décision du Bureau des brevets au Canada dans l’affaire Amazon, et constaté combien la portée de la protection des pratiques commerciales aux termes de la législation canadienne sur les brevets a été sensiblement réduite. En effet, à l’heure actuelle, une pratique commerciale pure et simple qui n’a aucun « effet technologique » n’est pas brevetable au Canada. Cette décision continuera vraisemblablement d’alimenter le débat sur les brevets commerciaux en droit canadien.

La portée appropriée de la protection des pratiques commerciales aux termes de la législation sur les brevets fait par ailleurs l’objet d’un débat analogue aux États-Unis. La décision Bilski de la Cour d’appel de circuit fédérale des États-Unis (la « Cour d’appel de circuit fédérale ») est au centre de ce débat; la décision ayant été portée en appel, la Cour suprême des États-Unis nous apportera sans doute prochainement des directives quant à cette question extrêmement importante.

Le système de couverture de Bilski

Le système faisant l’objet d’une revendication de protection conférée par un brevet dans la demande de brevet de Bilski consiste essentiellement en un système de couverture sur marchandises. Par exemple, les exploitants de centrales électriques alimentées au gaz naturel craignent une hausse subite du prix du gaz qui augmenterait sensiblement leurs coûts. En revanche, les fournisseurs de gaz craignent une baisse subite de la demande de gaz qui réduirait leurs ventes et ferait chuter les prix. La méthode revendiquée par Bilski prévoit des intermédiaires qui s’interposent entre les exploitants de services publics et les fournisseurs de gaz et qui achèteraient du gaz auprès des fournisseurs à un prix fixe et le revendraient aux exploitants à un prix fixe, apportant ainsi une stabilité à l’ensemble du système.

Le bureau des brevets des États-Unis a rejeté les revendications de Bilski, au motif qu’elles n’étaient pas liées à un appareil en particulier et (ainsi en a conclu le Bureau des brevets) parce qu’il ne s’agissait que d’une manipulation d’idées abstraites et de la résolution d’un problème purement mathématique qui ne se limitait pas à une application pratique. En d’autres termes qui ne sont pas sans rappeler la décision canadienne dans l’affaire Amazon, l’examinateur américain a conclu que les revendications de Bilski ne sont pas associées à un « procédé technologique ».

Appréhensions à l’égard des brevets de pratiques commerciales

Lorsque l’affaire Bilski a été portée en appel devant la Cour d’appel de circuit fédérale, la cour a clairement exprimé son appréhension quant à la croissance phénoménale du nombre de brevets de pratiques commerciales au cours des dernières années. Un juge dissident a conclu que les pratiques commerciales ne devraient tout simplement pas être brevetées. Ce juge a fait remarquer que les demandes de brevets de pratiques commerciales avaient explosé, passant de moins de 1 000 en 1997 à plus de 11 000 en 2007. Le même juge a invoqué certaines des demandes les plus douteuses, les qualifiant de « passablement ridicules à carrément absurdes ». (Elles comprenaient notamment une méthode de formation de concierges pour l’époussetage et le balayage au moyen de présentations vidéos et une méthode visant à inciter les consommateurs à commander davantage de nourriture dans un restaurant service rapide).

Il a insisté sur les mots de la Constitution américaine qui restreignent les brevets aux progrès dans les « techniques utiles » qui excluraient d’office les pratiques commerciales de la protection par brevet du fait qu’elles sont fondées sur des revendications commerciales, plutôt que sur des revendications technologiques, assimilant le terme « techniques utiles » à la science et la technologie et concluant que la plupart des brevets de pratiques commerciales en seraient exclus.

Les brevets à l’ère de l’information

Un autre juge de la Cour d’appel de circuit fédérale saisi de l’affaire Bilski n’a pas souscrit à cet avis de son collègue et a statué que les inventions ne devraient pas être privées de la protection par brevet du simple fait qu’elles visent des objets incorporels. Toutes les demandes de brevets doivent certes répondre rigoureusement aux différents critères de brevetabilité (dont il a été question dans l’article de la dernière édition), notamment les critères de la « nouveauté » et de l’« inventivité ». Toutefois, le fait qu’une invention ne vise pas des transformations mécaniques ou chimiques ne devrait pas l’exclure automatiquement de la portée de la protection prévue par la législation sur les brevets.

Ce juge a conclu qu’une pratique commerciale, pour être brevetable, doit être utile, concrète et donner des résultats tangibles, lesquels peuvent cependant être simplement exprimés en chiffres, tel un prix, un profit, un pourcentage, un coût ou une perte. Une telle règle avait déjà été formulée dans une décision d’appel antérieure dans l’affaire State Street Bank, qui remonte à 1998 (et qui a mené à une augmentation exponentielle des demandes de brevets de pratiques commerciales). En substance, sous cet angle, la décision dans l’affaire State Street Bank devrait être reconfirmée, de sorte qu’une transformation physique ne serait pas requise aux fins de l’obtention d’un brevet de pratiques commerciales.

Le test de la « machine ou de la transformation »

Rejetant les opinions extrêmes des deux juges dissidents susmentionnées, la majorité dans l’affaire Bilski coupe en quelque sorte la poire en deux en statuant que les pratiques commerciales sont brevetables, dans la mesure où elles sont liées à une machine ou à un appareil particulier, ou transforment un article particulier en un état différent ou en une chose différente. Même si cette façon de voir semble être un bon compromis, elle pourrait bien se révéler très restrictive, non seulement pour les pratiques commerciales, mais aussi pour les brevets de logiciels.

Il existe en effet une série de précédents qui indiquent actuellement qu’un ordinateur universel ne devrait pas être considéré comme la « machine » dans l’évaluation de ce test. Il existe également d’autres précédents qui lient la transformation requise à une « transformation physique », alors qu’en réalité la plupart des inventions logicielles (et des pratiques commerciales) aujourd’hui ne visent en somme que la transformation de données.

La décision à venir de la Cour suprême

La décision imminente de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Bilski sera donc extrêmement importante. En ce qui a trait aux logiciels seulement, la brevetabilité de bon nombre d’inventions logicielles visant des applications aussi diverses que le chiffrement et la compression de données est en jeu. Il n’y a qu’à penser aux algorithmes de compression de données qui sont incroyablement utiles aujourd’hui. Comme il est indiqué dans l’un des mémoires d’amicus curiae présenté à la Cour suprême, ces algorithmes permettent de mettre en mémoire 7 000 chansons sur un lecteur audionumérique, un long métrage sur un DVD et 1 000 photos sur une carte mémoire.

La compression de données peut être faite soit par l’entremise d’un équipement matériel, soit par l’entremise d’un logiciel. La compression de données par logiciel est incroyablement utile du fait de sa souplesse et de son efficacité. Il serait donc injuste de refuser la protection par brevet à l’inventivité des logiciels de compression de données, alors que des inventions de compression de données au moyen d’équipement matériel moins utiles sont protégées par brevet.

Qu’en est-il également des milliers de brevets de pratiques commerciales qui ont déjà été délivrés? La décision imminente de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Bilski nous apportera sans doute des précisions à ce sujet. De plus, bien qu’elle ne fasse pas directement autorité en droit canadien, la décision imminente de la Cour suprême des États-Unis aura également un grand retentissement au Canada. Le milieu de la technologie en Amérique du Nord de même que le monde des affaires en général retiennent leur souffle dans l’attente de la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Bilski.